17
L’œuf otage
C’était lors d’une discussion avec Otulissa que Soren avait appris qu’il possédait sans doute un don exceptionnel. À la fin du siège, après le combat féroce contre la femelle au visage de lune, auquel lui et Martin avaient survécu de justesse, il s’était rendu compte qu’il avait eu une vision prémonitoire. Cette chouette, appelée Nyra, lui était apparue au cours d’un cauchemar bizarre et saccadé. Il s’en était ouvert à Otulissa qui, l’air intrigué, lui avait dit : « Oh, alors tu possèdes la « vision supersidérale ». Tu rêves des choses et, parfois, elles se produisent. J’ai lu des trucs là-dessus. Les étoiles sont comme les mailles du tissu de tes rêves. » C’était un talent hors du commun et il ne pouvait s’empêcher d’en éprouver une certaine crainte.
Ainsi, quand son cauchemar du début de l’été lui revint en mémoire, un affreux pressentiment envahit son gésier. Le Super-Squad et ses autres camarades l’écoutèrent avec attention, sans se moquer, et lui confièrent la tête de la formation. Il délivra des instructions particulières à Gylfie, ainsi qu’aune seconde chevêchette et aux experts en battue, dont Spéléon.
— Nous avons besoin de tous les spécialistes du vol à basse altitude. Ceux qui seront capables de voler au-dessous de cette couche de fumée seront nos yeux.
Dans son rêve, il se rappelait avoir repéré un carré de ciel dégagé. Voilà leur destination.
Blotties l’une contre l’autre dans un trou, sous une grosse souche pourrie, Églantine et Primevère glissèrent chacune un œil dehors.
— Tu avais raison, Primevère. On est mieux ici. Pourvu qu’ils n’aient pas la même idée que nous. Cet escadron est terrifiant.
— Mais nous aussi ! s’exclama Primevère avec ardeur. Bon, réfléchissons.
La situation n’était pas simple. Si elles parvenaient à profiter de la couverture de fumée pour se glisser jusqu’à la mer d’Hoolemere, elles seraient presque assurées de rentrer saines et sauves au Grand Arbre. Et le Globe Sacré donnerait un fameux avantage aux Gardiens de Ga’Hoole sur les Sangs-Purs ! Églantine baissa les yeux sur l’œuf. « Je suis tata ! », pensa-t-elle, toute chose. À qui ressemblerait ce poussin ? Serait-il un monstre sanguinaire comme ses parents ? Ou un oiseau doux et paisible, à l’image de ses grands-parents ? Si elle réussissait à le ramener au Grand Arbre, le pauvre petit aurait au moins r une chance de vivre une vie décente. Sinon… Églantine se demanda à quoi tenait la personnalité d’une chouette. Pourquoi Kludd était-il si différent de son frère et de sa sœur ? Mme Pittivier leur avait toujours expliqué que, dès son éclosion, il avait causé du souci à ses parents. Il était d’une jalousie maladive, par exemple. Pourquoi donc ? Distraite par ses réflexions, elle ne remarqua pas tout de suite que le brouillard était en train de se disperser.
— Grand Glaucis ! s’exclama Primevère. Regarde !
— Oh, non…
Elle leva les yeux et aperçut un bout de ciel.
— Nous voilà à découvert !
— Ne bougeons pas. Nous sommes bien cachées ici, affirma Primevère, à moitié rassurée seulement. Essayons juste de nous enfoncer davantage.
— D’accord, je vais explorer le trou. En attendant, surveille l’œuf. Cela dit, je ne suis pas certaine que ce soit une bonne solution : si on recule encore, on sera prises au piège.
— Pas faux, répondit Primevère, de plus en plus tendue.
— À moins qu’il n’y ait une issue de l’autre côté. Si ça se trouve, je vais tomber sur un tunnel.
« Il y a des jours où on aimerait bien être une chouette des terriers », songea Églantine en inspectant l’intérieur de la souche. Elle revint quelques secondes plus tard, le regard plein d’espoir.
— Ça marche !
— Oui, mais si des Sangs-Purs se postent à chaque bout du tunnel, on sera coincées !
— Zut ! Je n’y avais pas pensé.
— Sauf qu’on a l’œuf…
— Qu’est-ce que ça change ?
— On pourra négocier qu’ils nous laissent partir en échange du Globe Sacré. Tu as vu à quel point ils y tiennent.
Églantine plissa les paupières et afficha une mine suspicieuse.
— Hmm… Moi, je ne me fierais pas à eux. Et puis cet œuf est aussi précieux pour nous. Il nous préserve d’une attaque. Nous ne devons pas l’abandonner.
— Tu veux le garder en otage ?
— Exactement !
Primevère cligna des yeux. Sa copine avait bien changé. Elle avait mûri, grandi. Elle risquerait sa vie afin de garder cet œuf à l’abri de la folie des Sangs-Purs. Jusqu’alors, la mort signifiait la perte d’un être cher pour elle. Elle venait de comprendre qu’on pouvait mourir pour défendre sa liberté, par amour ou en se révoltant contre des ennemis dangereux.
— Je crois que je les aperçois, Primevère, chuchota-t-elle.
Comme l’écran de fumée se dissipait, Nyra retrouva enfin l’usage de sa vue perçante et de son ouïe infaillible. Elle se mit à tourner la tête, par une série de petits mouvements lents et précis, en quête d’un son distinctif que seules les mamans chouettes savaient identifier. Elle ignora les battements de cœur d’une souris qui trottinait dans la forêt, puis le bruit d’un serpent rampant sur un rondin. Ensuite, elle entendit la respiration haletante d’une maman lapin en train de donner naissance à sa portée. « Hmm, des lapereaux… », pensa-t-elle, avant de se concentrer à nouveau sur son objectif : les frémissements et les pulsations étouffées d’un poussin flottant dans l’océan immense de sa coquille. Elle avait planifié l’arrivée de cet œuf avec tant de soin ! Il devait éclore une nuit d’éclipsé, comme elle et la Nyra des légendes, ce qui ferait de lui un être hors du commun, voué à un destin exceptionnel.
— Ah, soupira-t-elle. Le voilà !
— Ils arrivent ! s’étrangla Primevère.
Les deux fugitives scrutaient le ciel, inquiètes. Nyra et son escadron se dirigeaient pile vers leur cachette.
— Il faut qu’on sorte d’ici, souffla Églantine.
— Laisse l’œuf.
— Non, jamais !
Lorsqu’elles jaillirent de leur trou, les Démolisseurs fondirent sur elles.
— Chargez ! hurla Nyra.
— Suis-moi vers l’incendie ! Vers l’incendie ! répétait Primevère.
Contrairement à leurs camarades charbonniers, elles dominaient mal les techniques de navigation à travers les feux de forêt, mais c’était leur unique chance. D’abord parce que les Sangs-Purs maîtrisaient encore moins bien qu’elles cet exercice si difficile, et surtout parce qu’elles pourraient se procurer des branches incandescentes, une arme qu’elles maniaient avec autant d’adresse que les Sangs-Purs leurs serres de combat.
C’est ainsi qu’Églantine et Primevère disparurent dans les flammes.